Son ami étrange
Quand le poète rencontra pour la première fois son meilleur ami, celui-ici noyait son chagrin dans un verre de whiskey, au bar du coin. Il répétait à qui voulait l’entendre que son coeur n’était pas normal, qu’il s’agissait d’un morceau de gruyère. Il était donc du genre en effet. Mais il insistait, ce n’était pas une métaphore, non : il avait réellement « un morceau de gruyère à la place d’un cœur normal ».
Pendant longtemps il ne l’avait que soupçonné, intrigué par une vague odeur de vide qui était demeurée un indice trop faible, car trop familier.
Un jour toutefois, disait-il, il ne résista plus à la tentation qui le tenaillait depuis des années déjà : il plongea sa main dans sa poitrine et en arracha ce qui paraissait une éponge, mais était bel et bien un sanglant morceau de GRUYÈRE, qui se gonflait et se dégonflait dans sa main comme un vrai cœur l’aurait fait.
Il voulut le manger tout cru pour en avoir le cœur net, pour savoir si un cœur en gruyère goûtait plutôt comme un organe ou comme du fromage. Ou un subtil mélange des deux.
Mais le gruyère n’atteignit pas l’estomac. Il n’effleura même pas les papilles gustatives ; dès qu’il fut à portée de lèvres, il fila comme une flèche dans l’œsophage et s’arrangea pour retourner à sa place initiale, Dieu sait comment.
D’après cet ami, tout ceci demeurait un mystère pour les plus éminents spécialistes. La plupart ont diagnostiqué une hallucination.
Mais le poète croit tout naturellement le bonhomme, car celui-ci arbore au niveau du cœur une cicatrice si rouge et si dure qu’on peut à peine la toucher sans le faire hurler de douleur, et l’on voit bien son trouble quand il en parle.